Younger than Yesterday : Jeunesse pop à travers les âges

Agnès Gayraud

03/01/2023

« Est-ce quelqu’un est prêt à mourir ?

— Noooon! 

— Est-ce que quelqu’un est prêt à devenir vieux ? »

Taxi Girl, Dites-le fort (nous sommes jeunes, nous sommes fiers!) (1990)

Des cheveux blancs et gris contrastent avec sa peau noire, les pores sont un peu ouverts autour des ailes du nez. Il regarde droit devant lui, mais un voile translucide semble recouvrir ses pupilles, le rendant légèrement absent. Autour de la bouche, des plis profonds sont creusés, même sans sourire. Sur ce visage, les signes de l’âge se sont donné rendez-vous. Ils s’harmonisent entre eux avec une certaine mélancolie, non dénuée de grâce. Ce visage, c’est celui d’Abel Makkonen Tesfaye, un musicien canadien d’origine éthiopienne, connu sous le nom de The Weeknd. Il a 32 ans. Un logiciel performant lui en a donné quarante de plus pour parvenir à cette image qui tient lieu de couverture pour son nouvel album, Dawn FM, paru en janvier 2022.

Il faut évidemment l’arrogance de la jeunesse pour se vieillir ainsi, exactement à l’endroit où l’industrie culturelle s’évertue à vendre une promesse de jeunesse éternelle au détour des visages bien conservés de ses acteurs et actrices les plus renommés. Mais la prouesse technologique — donner à voir la photographie d’une personne qui, dans les faits, n’existe pas encore — a une fraîcheur certaine, et c’est un beau visage de vieux. L’image est paradoxale, qui ramène le présent au futur et ce futur même à l’expérience de l’âge avancé. Mais au-delà du portrait anticipé, il s’agit déjà d’un miroir, miroir du vieillissement général de la population occidentale, des auditeurs-consommateurs mêmes de la musique populaire enregistrée telle que le XXe siècle l’a inventée et faite grandir. Enfin, miroir de l’âge de la pop elle-même, plus si fraîche à ce que l’on dirait, plus consciente que jamais de son histoire, nourrie de revivals et de projets de modernité comme les arts anciens eux-mêmes dont on l’a longtemps considérée comme une petite sœur vouée à ne jamais grandir. 

Mais depuis qu’elle existe, dans sa forme moderne, enregistrée, déterritorialisée, tant de générations de jeunes filles et de jeunes gens se sont épris d’elle, ont offert leurs visages parfois à peine pubères à l’adoration des fans, tant de fois à travers elle furent éprouvées des premières fois, que les anciens venus s’étonnent toujours de voir que les derniers nés y croient encore. L’enfance, l’adolescence et la post-adolescence (qui recouvriraient ce temps symbolisé de la « jeunesse »), en tant qu’âges, restent ces étapes de la vie des auditeurs indéfiniment renouvelables dont l’industrie de la musique populaire a besoin pour continuer d’exister. En 2022, une étude a montré à partir d’enquêtes auprès de 1036 participants entre 18 et 84 ans, que les préférences musicales des auditeurs et auditrices de musique populaire étaient les plus affirmées autour de l’âge de 23 ans, et que l’engagement des auditeurs dans ce genre de musique déclinait autour de 33 ans1 .

En arrière-plan du jeunisme pop que laisse supposer ce genre d’analyse, le phénomène de l’âge dans la civilisation occidentale a été décrit par le philosophe Robert P. Harrison comme  manifestant un état étrange de « jeunessence ». « D’un point de vue génétique, écrit le théoricien, les hommes n’ont pas changé depuis des millénaires dit-on. Et pourtant, une joueuse de tennis de trente ans des terrains de la porte d’Auteuil, ressemblerait plus à la fille qu’à la sœur de l’héroïne balzacienne de La Femme de trente ans. Quand je feuillette l’album de la promotion universitaire de mon père, les visages de ses camarades sont ceux d’adultes accomplis, bien loin de mes étudiants de licence. Il fut un temps où les garçons de douze ans semblaient de jeunes adultes au visage marqué par la profondeur du temps. De nos jours en revanche, dans les pays riches, nos visages, même flétris par l’âge, restent frais, et jamais n’acquièrent les puissants traits chenus propres aux aînés de jadis ou d’ailleurs. Ce ne sont pas nos régimes améliorés, ni notre accès plus aisé aux soins, ni une meilleure protection contre les intempéries qui en sont la cause. On doit ce changement à une évolution bioculturelle générale qui transforme des groupes entiers de la population en une espèce ‘plus jeune’. Plus jeune dans son aspect, dans son comportement, dans sa mentalité, dans son mode de vie, et, par-dessus tout, dans ses désirs »2 . Inévitablement, la musique populaire qui se nourrit de l’intensité de ces désirs s’inscrit parfaitement dans ces modes de vie « rajeunis » d’une société jeunessente. Pourtant, poursuit R. P. Harrison, « nous pouvons bien être la société ‘la plus jeune’ dans l’histoire de la civilisation, nous sommes aussi la plus vieille — et de plus en plus, décennie après décennie, siècle après siècle, millénaire après millénaire ». Car « les humains n’ont pas seulement un âge biologique, phylogénétique, ils ont aussi un âge culturel »3 . Du point de vue de cet âge culturel, nous sommes nécessairement plus vieux que jamais. À l’image de cette société, en l’occurrence occidentale, que décrit Harrison, la pop est une pourvoyeuse infatigable de fraîcheur, de véritables jeunes et de stars rajeunies, mais tout autant, du point de vue de son âge culturel, une vieille dame à laquelle on ne demande plus son âge, par peur de la froisser.

C’est qu’en cent ans de musique populaire enregistrée, la pop s’est conçue une histoire, de génération en génération, et ce faisant, a narré, en même temps que ses propres cycles, ses propres renversements, une histoire de la jeunesse elle-même. Depuis ce vieux préjugé hérité du folklorisme du XIXe siècle selon lequel la musique populaire est l’enfance de l’art musical jusqu’aux frayeurs de l’ordre moral dans les années cinquante à l’écoute et à la vue des dépravations insinuées par la « musique de jeunes » appelée rock’n’roll, la musique populaire et la jeunesse ont eu comme deux destins liés, sans que celui de l’une recouvre exactement celui de l’autre. La jouvence pop a parfois capté toute l’intensité qu’on pouvait placer dans la musique populaire. Elle a occulté d’autres forces profondes de l’expressivité d’une musique qui est loin de n’avoir affaire qu’à une seule forme incarnée du temps. 

Âges de la vie

La musique populaire a toujours chanté les âges de la vie. Pas seulement la jeunesse, loin s’en faut. Du traditionnel « Where Did you Sleep Last Night », sur les craintes d’un père pour son enfant qui découche, et qui tremble pour elle toute la nuit, enregistrée par un Huddie Ledbetter de 50 ans en 1939, à « Not Dark Yet (but it’s getting there) » d’un Bob Dylan qui s’interroge, au crépuscule, sur le sens de son existence, les chansons disent infatigablement le temps qui épanouit ou fatigue les corps. Que l’histoire soit celle d’une fille trop jeune pour être mariée s’adressant à l’homme qu’on lui impose comme mari ou celle d’un jeune homme sur le point de partir à la guerre, d’une femme mûre que son mari délaisse pour une femme plus jeune — le déchirant « Blues For Mama » de Nina Simone — ou d’un vieux beau qui se remémore le passé au moment d’en payer le prix, comme Frank Sinatra Sinatra dans « My Way » :

The time has come for me to pay
For yesterday, when I was young 

À chaque âge, bien sûr, sa poétique propre : l’enfance est une source inextinguible d’épiphanies, qu’on s’y rapporte avec nostalgie ou avec une douloureuse affection. Elle cristallise l’expression de l’inexpérience, comme dans la poignante « Profecía » de Rafael de Léon, narrée et chantée par exemple par Nati Mistral, où un « chiquillo loco », gamin déraisonnable de douze ans, sombre, par amour, dans une tristesse immense qui n’est pas de son âge.

Quítate de la esquina, chiquillo loco
Que mi mare no quiere
Ni yo tampoco

L’adolescence, dont le concept moderne émerge dans la psychologie clinique de la fin du XIXe siècle, telle qu’elle se construit ensuite dans la culture de l’après Seconde Guerre Mondiale, met au défi la société adulte et ses formes de vie adaptées. L’âge mûr nourrit les regrets ou l’incompréhension qui perdure. 

La pop bien sûr n’a pas l’exclusivité de cette thématique ; que l’on pense aux roses qu’il faut cueillir à temps dans la poésie de Ronsard, aux visages et aux corps d’humains, de leur épanouissement à leur déchéance dans l’histoire de la peinture (le thème classique en peinture des trois âges de la vie, de Giorgione à Klimt, la cinquantaine d’autoportraits connus de Rembrandt, réalisés tout au long de sa vie…), aux portraits photographiques capturant avec l’acuité de la lumière tous les signes du temps, ou encore aux romans d’apprentissage, aux mémoires d’outre-tombe. Tout l’art profane, qui ne traite pas de l’éternel, et s’attarde sur la figure humaine, prend en charge les existences finies entre un début et un terme, dans les innombrables variations de leur incarnation du temps. 

Mais parce qu’elle place au cœur de son expression le chant, dont l’enregistrement vient fixer toutes les nuances, qu’elle est matériellement conditionnée par la performance d’un corps incarné, lui-même d’un certain âge, qui témoigne de lui-même tout en produisant une représentation, la pop informe d’une manière particulière ce thème partagé des âges de la vie. On pourrait dire qu’au moment où elle s’accomplit dans une interprétation audible, une chanson n’est pas qu’une représentation de cette finitude, elle est en aussi un document. Elle symbolise les âges et à la fois, elle en témoigne : de la jeunesse donc, un âge d’âges, bouquet d’âges déjà variés, elle produit à la fois une allégorie et une archive.

Bien sûr, cette détermination de l’âge, effectif ou supposé, n’est jamais dissociable d’autres caractérisations. Dans Too Much Too Young : Popular music, age and gender, Sheila Whiteley montre comment le genre s’articule à l’âge et comment, par exemple, dans la pop, le simple terme de « girl » véhicule des abysses d’ambiguïté4 : de l’esthétique de la voix de « femme-enfant » perçue chez Kate Bush, Björk ou Tori Amos, à l’exploitation de la figure de la très jeune fille, dont la voix aiguë et flutée la confirme comme éventuelle proie sexuelle5 .

Tandis que, de l’autre côté du genre, toujours en se plaçant dans cette perspective du jeune âge, le dualisme du « wild boy » — le voyou — et du « nice boy » — en France, on parlerait de « gendre idéal » — reste étrangement pérenne. La voix criarde de John Lydon / Johnny Rotten qui décroche en forçant sa mue — et son accent de prolo londonien — sur le [aï] de « antechrist » rimant avec « anarchist », est indissociable de la perception de son jeune âge, dont l’impuissance, le ridicule (la mue), est retourné en attitude, en provocation. À l’autre bout de la ligne de vie, l’altération de la voix qui chante fait le sel et l’authenticité de l’interprétation. En 1968, Brigitte Fontaine chantait « Eternelle », une fable du désir où la chair elle-même était déjà dépassée (« moi j’aime le difficile /je veux qu’on aime mon squelette »).  41 ans plus tard, dans « Prohibition » sa voix claire a le timbre rauque des années passées à fumer dans les lieux publics où c’est prohibé :

Je suis vieille et je vous encule
Avec mon look de libellule

Miracle performatif

Puisque chacun, nécessairement, a été, fut, jeune, a connu cet âge de façon immanente, et deviendra vieux, si du moins sa vie continue, l’expérience de l’âge, de cette part d’identité labile qu’il nous confère, à la perte et à la reconfiguration imminente, est un universel ; un universel intermittent car on change plus vite d’âge que de couleur de peau, on quitte sa jeunesse plus vite que sa culture d’origine. Mais en dépit de cette intermittence qui vient justement faire vaciller l’expérience de l’âge, la rendre si ténue, à la fois évidente et difficile à fixer, se niche une puissance miraculeuse de performativité : à l’instant T, je peux rejoindre tous les âges que j’ai déjà connus — et même, ceux qui m’attendent. Même devenue vieille, je peux me remettre à la place de la jeune fille que j’ai été — du moins je le suppose possible. Car je fus cette jeune fille. J’ai éprouvé son être au monde, ses tourments, ses pensées. Et dans le temps d’une vieillesse non encore vécue, je peux aussi aisément me projeter. L’âge caractérise l’individu avec une netteté presque accablante, mais au maximum de cette puissance de spécification, il peut concerner n’importe qui, à n’importe quel moment : ce qui rend ces chansons si universelles, partageables par tout ce qui croît, grandit, vieillit, y compris par un même individu d’un extrême à l’autre de ses incarnations, sur la ligne du temps. 

Il y a cette chanson de Paul Simon, « Leaves That Are Green », où le chanteur annonce, dans le premier vers, l’âge auquel il écrivit cette chanson, puis son âge d’interprète, ici et maintenant. Lors des multiples occasions qu’il a eu de la jouer en concert avec Garfunkel, depuis 1963, Simon a parfois choisi de mettre à jour le second vers, laissant grandir l’écart entre ce jeune homme qui écrivit et l’homme de 30, 40, 70 ans interprétant la chanson. 

I was twenty one when I wrote this song
I’m twenty two now but it won’t be long
Time Hurries on

Bien entendu, à mesure que les années passent, c’est aussi sa manière de vocaliser — un peu plus rauque, un peu moins contrôlée — qui a changé et qui rend l’énoncé de la première strophe toujours plus déchirant. Tandis que le chant documente le passage du temps, formellement, la strophe mime le mécanisme d’une horloge, avec une aiguille fixe et l’autre qui défile seconde après seconde. Le premier vers, qui ne change pas, fixe l’instant de sa composition dans une sorte d’éternité, le second lui, change à chaque année qui passe. Le jeune homme se tient toujours là, à côté de l’interprète, de plus en plus âgé. La sensation est trouble : on passe d’une sorte de littéralité de l’âge, du temps qui file, à la configuration formelle d’un paradoxe temporel où subsistent des passages entre le présent labile et le passé fixé.

En fait, à peu près dans tous les genres, au-delà d’une esthétique folk qui pourrait sembler plus concernée par ce sens du temps, les chansons sont pleines ces enchevêtrements d’expériences antagonistes du temps vécu : « I got a baby's brain and an old man's heart / Took eighteen years to get this far ». « J’ai le cerveau d’un enfant et le cœur d’un vieil homme. Cela m’a pris dix-huit ans pour en arriver là » chante un Alice Cooper de vingt-quatre ans dans « I’m Eighteen ». Souvent, des jeunes gens dans leur vingtaine se projettent dans leurs textes en vieilles personnes : « Will you still need me, will you still feed me when I’m sixty-four ? » demande un Paul McCartney de vingt-quatre ans (sachant qu’il avait composé cet air adolescent, entre quinze et seize ans). Cette chanson-là est en creux, bien entendu, le portrait d’un jeune homme un peu tatillon, soucieux de s’assurer la fidélité de sa nouvelle amie. Mais c’est aussi, sur un second plan, le portrait anticipé de l’artiste en vieillard, tel que The Weeknd se montre également à nous, mais en image. 

When I get older losing my hair
Many years from now
(…)
You'll be older too
And if you say the word
I could stay with you

L’épouse aussi a vieilli, les sentiments sont restés. Et de jeune homme sorti de l’adolescence, l’artiste se représente déjà avec sa descendance (apparemment un ajout de Lennon au texte, au moment de son enregistrement, qui n’aura lieu qu’en 1966 durant les sessions de Sgt Pepper).

Grandchildren on your knee
Vera, Chuck and Dave

Le style music-hall de la chanson est parodique de la musique que pratiquait le père de McCartney dans les années 1920. Soucieux de prêter à la chanson un style « primitif-sifflotant » (rooty-tooty), McCartney accéléra l’enregistrement initial qu’il trouvait un peu ampoulé (turgid) afin de pitcher l’ensemble d’un demi ton, passant d’une tonalité originelle en do majeur à un ré bémol majeur. Dans ses mémoires avec les Beatles, Georges Martin se souvient que McCartney suggéra ce changement pour faire paraître sa voix plus juvénile.

McCartney est certes encore alors un jeune homme de vingt-sept ans, mais les Beatles sont en pleine maturité. Bref, « When I’m Sixty Four » est aussi faussement niaise qu’on peut l’imaginer : une archive passéiste du futur, une chanson de vieux musicien — c’est-à-dire de musicien expérimenté et érudit — faisant le portrait ironique d’un jeune homme se projetant vieilli sur un horizon clair et limpide, ou rien, sauf la couleur des cheveux et la souplesse des muscles, n’aura vraiment changé. 

La chanson de Neil Young, « Old Man », qu’il publie en 1972, à l’âge de vingt-quatre ans, circule à travers les âges depuis une autre perspective. Celle de celui qui, parce qu’il est seul, sans amour, reconnaît en lui le vieil homme esseulé qu’il finira par être, tout en chantant que c’est ce vieil homme qui se reconnaît en lui — comme s’il était déjà devenu cette autre incarnation, âgée, de lui-même.

Old man look at my life 
I’m a lot like you were
I’ve been first and last
Look at how time goes past
But I’m just alone at last
Rolling home to you

Du berceau au tombeau, le jeune homme rentrera à la maison pour se retrouver vieux. Cette chanson fait penser à la formule de Freud : « l’enfant est le père de l’homme ». La fin (old man) redevient l’origine (le jeune homme) et l’origine est déjà la fin : on aboutit à un cycle plutôt qu’à une ligne de fuite. Au moment de faire toucher le plus intimement à l’irréversibilité du temps, nous voici renvoyés à une forme d’atemporalité. Dans la musique psychédélique, ce caractère cyclique prend le tour d’une promesse paradoxale d’éternelle jeunesse conquise sur la maturité. Les paroles des chansons de l’album des Byrds de 1968, Younger than Yesterday, sont pleines de ce genre de paradoxes émancipateurs de l’irréversibilité du temps : « everybody has been burned before, everybody knows the pain … I know all too well… But you die inside if you chose to hide. So I guess instead I’ll love you » entend-on dans une des plus belles chansons du disque. L’expérience (de la brûlure de l’amour) a été accumulée, mais le cœur, pour s’y abandonner à nouveau, en fait table rase. L’innocence est un absolu commencement mais qui parfois recommence. La jeunesse effective est renvoyée à un âge de préjugés dont l’âme s’allège au fil du temps, jusqu’à pouvoir dire, comme dans « My Back Pages », la chanson de Dylan que les Byrds reprennent en beauté : « I was so much older then, I’m younger than that now ». 

À la faveur de l’ivresse psychédélique, le poids des années se dissout dans ce qui se laisse éprouver alors — et puisque notre naissance est, pour toujours et de plus en plus, loin derrière nous — comme une renaissance. « Suis-je en train de rêver? », demande la voix dans la chanson « Renaissance Fair », plongée dans des perceptions kaléidoscopiques. Oui, car le temps fait nécessairement son œuvre, mais simultanément, en effet, en plein épanouissement de la contre-culture, l’emprise de l’âge sur les esprits et les corps est en train de changer de nature. La jeunesse n’est plus seulement un âge donné, au début des existences, elle est devenue une forme de vie, un idéal existentiel qui transcende en fait les bornes biologiques de l’âge. 

Génération de la jeunesse

Ce sont des faits connus, à la fin des années 1950 et durant les années soixante, l’après Seconde Guerre mondiale fait accéder le jeune au statut d’un consommateur de culture, et simultanément, à celui d’une figure esthétique à la fois source et destinataire des modèles de vies libérées promus par le rock en particulier et par ses avatars psychédéliques. Dans ces années, la jeunesse, devient, pour paraphraser le titre de l’album Colossal Youth — bien plus tardif (1980) — des Young Marble Giants, « colossale ». C’est-à-dire plus qu’une donne biologique et culturelle : une esthétique et une forme de vie élevée au statut de modèle existentiel absolu, un gage de vérité expressive de la musique, d’intensité de la forme de vie, identifiée, photographiée, magnifiée comme telle. Charriée par le mouvement de la contre-culture, pourtant pas nécessairement porté par de très jeunes gens au départ, de Burroughs à Kerouac, loin s’en faut, associant au Zeitgeist de l’émancipation le renversement des codes sexuels établis, elle acquiert une puissance propre, qui va hypostasier une génération donnée en génération de la jeunesse : allégorie de l’intensité, des hormones révolutionnaires en état d’explosion. Elle trouve là son concept le plus séduisant, le plus chargé de désir : âge de la sexualité active et libérée, âge de découvertes autant que de conquêtes. Âge qui s’épanouit historiquement dans une époque à laquelle il va venir se fixer conceptuellement hypostasiant la génération concernée — celle de ceux qui ont vingt ans au milieu des années soixante — en une sorte de génération de la jeunesse, dont, parce qu’elle ne voudra pas passer, il deviendra, en un sens, symboliquement impossible de devenir héritier, à moins de lui dénier justement la jeunesse qu’elle s’est exclusivement appropriée. Comme Roger Daltrey qui bégaie à 21 ans « my ge-ge-generation » dans la chanson éponyme des Who parue en 1965, le temps s’est mis lui aussi à bégayer. Au lieu de filer avec lui, la jeunesse s’est fixée à la forme de vie d’une génération donnée, restée attachée à cette jeunesse comme à sa propriété exclusive, un joyau de vie et d’intensité réservé aux ressortissants de cette génération plutôt qu’un lot reçu et rendu par toutes les générations après elle. A mesure que les générations se sont succédées, cette fixation s’est rigidifiée en fétiche : comme un objet de culte dont il reste l’enveloppe mais dont le contenu s’est dissout. Alors, contre toute attente, au moment même où la contre-culture a éternisé la jeunesse, en la fixant à la forme de vie d’une génération, à un âge situé de l’histoire de la culture, la jeunesse — en fait une certaine jeunesse occidentale, hypostasiée en parangon universel —  a commencé à vieillir, à prendre de l’âge.

C’est une fierté beaucoup plus désespérée — et écœurée de la jeunesse des vieux jeunes désormais quarantenaires des années 60 — qui résonne dans les chansons de la jeunesse des années 80. Il y a ce morceau de Taxi Girl en 1984, où Daniel Darc harangue, sur un rythme funk, hip hop old school, en début de couplets : « Dites-le fort ‘Nous sommes jeunes, nous sommes fiers’ ». Réponse âgiste au militant, « say it loud, I am black and I’m proud » de James Brown en 1968. 

Avant de tout oublier 
Avant de devenir comme eux 
Dites-le fort! 
Est-ce quelqu’un est prêt à mourir? 
Est-ce que quelqu’un est prêt vieillir? 
— Nooon! 

Dans la transition de la communauté afro-américaine à un groupe de jeune punks parisiens, l’enjeu se délave, au profit d’un militantisme de l’âge, de la jeunesse comme fierté, de son potentiel essentiel de rébellion, de délinquance. Le jeune, qui s’octroie une place de roi de la vie et d’ennemi de la société, tout en se sachant condamné d’avance à perdre cette place, occupe une sorte de trône impossible, où il ne faut à la fois ni mourir ni vieillir, quand selon toute logique, il faudrait nécessairement choisir une des deux options pour être sûr d’échapper à l’autre. 

La jeunesse s’octroie encore le prestige d’une forme de vie, de la seule forme de vie qu’on puisse sincèrement désirer, mais comme position impossible, tragique, dont la perte est imminente, et inenvisageable à la fois. 

Les vieux chanteurs et chanteuses de folk le savent eux depuis toujours, et sur ce point ne changent pas d’éthique. La jeunesse n’est qu’un relais que les générations se passent, à marche forcée, lumière sur les visages et les corps, laissant vite place à l’ombre qui les afflige progressivement avant de les faire disparaître.

Il convient de miser sur une valeur plus sûre : notre part d’éternité. 

« If it was never new, and it never gets old, then it’s a folk song » souffle le musicien folk Llewyn Davis, dans le film des frères Coen, Inside Llewyn Davis (2013). Une idée dylanienne en diable, qui sort avec d’autant plus d’autorité de la bouche des sages, c’est-à-dire des anciens, des chanteurs aux traits vieillissants. L’âge seyait à la musique de Leonard Cohen, comme quand Cohen n’était encore qu’un jeune poète à bajoues assez peu crédible, il conférait une aura particulière aux bluesmen américains quinquagénaires redécouverts après-guerre par les jeunes fans anglais de R & B alors dans leur vingtaine. 

Projet flétri

Est-ce par contamination de cet esprit du folk, et avant lui, du blues, des musiques à racines, à sens de l’origine, que la musique populaire contemporaine a cessé de fétichiser la jeunesse comme une forme de vie? Peut-être, étrangement, car la pop la plus mainstream est aujourd’hui bien plus qu’hier soucieuse de ce dont elle hérite, de son identité ethnique, de son genre, plus encore que de sa classe ou de sa situation particulière dans la pyramide des âges. De Earl Sweatshirt à Beyoncé, dans le phrasé contemporain de l’indépendance ou de la domination culturelle, l’obsession n’est pas à la jeunesse, l’identité n’a que faire de l’inexpérience, qu’elle veut sans cesse dépasser, et la sexualité libérée s’aborde sous le signe du consentement et de la puissance, non du frisson de l’interdit et des premières fois. En 2022, on peut rapper à 17 ans avec au cœur le sentiment d’être une sorcière centenaire revenue d’entre les morts pour pratiquer des rituels magiques, comme Ngielix qui se voit avant tout comme une « prêtresse », ou dire comme RedCar, dans « Combien de temps? » : « Je n’ai plus besoin de quelqu’un d’autre — fièvre — qui me prendra à travers les âges ». Si l’époque semble hantée par la peur du vieillissement physique, ce n’est certainement pas la jeunesse comme forme existentielle qu’elle fétichise pour autant. Notre sens contemporain de l’intersectionnalité a dissout la prétention à unifier les conditions sous le seul signe de l’âge et de la jeunesse, en particulier. La jeunesse n’a été une forme de vie qu’à la faveur d’une illusion d’Occidentaux centrés sur leur propre histoire de la démocratie et de la sexualité. Même en se plaçant exclusivement du point de vue de l’histoire de la musique, appréhender la jeunesse comme une forme de vie a — toujours eu — quelque chose d’abstrait, pour ne pas dire de fallacieux.  Les questions qui ne se posaient pas alors nous paraissent maintenant incontournables. De quelle jeunesse parle-t-on? Des jeunes adultes pauvres issus de la banlieue de Londres dans les années cinquante qui seront les Mods? De la jeunesse dorée californienne des années 70 adoptant un mode de vie new Age au tournant des années 70? Des danseurs de Tektonik de quatorze ans dans le Nord-Est de la France autour de 2007? La jeunesse n’existe pas, ou n’existe qu’au cœur de déterminations de genre, de classe, d’origine, de langues, qui la scindent, la déchirent autant qu’une guerre entre générations. Ce groupe d’individus unifié par ce seul moment de l’âge est seulement une donnée statistique, insuffisante pour qualifier de manière homogène un certain rapport à l’existence. Pour chaque individu, la jeunesse est tramée d’autres conditions hétérogènes voire contradictoires. Et l’époque nous a rendus, artistes autant qu’auditeurs, hyper lucides sur l’hétérogénéité de ces conditions. Être jeune ne dicte pas en soi une forme de vie, une esthétique de l’existence. La jeunesse ainsi conçue est désormais un héritage, une affaire d’ancêtres pop.

Ne nous laissons pas abuser par les traits botoxés de Madonna et les soins cosmétiques qui conservent aux gens célèbres l’apparence de leur jeunesse de plus en plus longtemps. Il s’agit là seulement de la superficielle « jeunessence » de nos corps décrite par R. P. Harrison : un souci cosmétique plus ou moins désirable, auquel toute célébrité se confronte. Mais la jeunesse dont la pop raconte l’histoire cahoteuse depuis près de cent ans ne recouvre pas vraiment ce souci général de réjuvénation d’après le terme scientifique des laboratoires d’esthétique qui pullulent désormais. Les vieux ont rajeuni, mais « la jeunesse », comme forme de vie, est un concept qui a vieilli, un moment d’idéologie. Ce qui l’a transformée, affaiblie, irréversiblement, est son âge culturel. Culturellement, l’idée de la jeunesse est passée d’un fétiche à un projet flétri par le surgissement de toutes les différences dont on s’est rendu compte — et à vrai dire, dès le début : « la jeunesse n’est qu’un mot »6 s’emportait Bourdieu contre les intellectuels de 68 — qu’elle les invisibilisait après tout. La jeunesse comme forme de vie, illusion d’un idéal jeune de l’existence, est devenue une fiction d’ancêtres, de soixante-huitards à la retraite. Une affaire de ringards finalement.

Hologrammes

En 2022, le groupe ABBA s’est produit en concert reconstitué en images de synthèse par la société d’effets spéciaux Industrial Light & Magic (ILM), dans le « ABBA Arena » de Londres. Le coup a fait grand bruit tant il paraît à la fois totalement improbable et naturel de la part du groupe mythique formé par les quatre Suédois en 1971. En lieu et place de leurs corps de quasi octogénaires aujourd’hui, les avatars d’Agnetha Fältskog, Benny Andersson, Björn Ulvaeus et Anni-Frid (Frida) Lyngstad, ont ainsi occupé la scène, arborant les silhouettes des trentenaires qu’ils furent au sommet de leur succès. « La dernière fois qu’on s’est produits à Londres » rappelle l’avatar de Benny Andersson à la foule, « c’était en 1979! ». Avant de poser cette question rhétorique, à mi-chemin entre profondeur métaphysique et pirouette faussement philosophique : « Etre ou ne pas être ? Ce nest plus la question. » La question qui reste ouverte, en revanche, est, il est vrai, un peu différente, sans qu’on puisse vraiment déterminer si ce show irréel y répond : « la pop nous a-t-elle rendus éternels? » Mais si les membres d’ABBA ont choisi de pousser l’illusion cosmétique si loin, de doubler le revival de tant d’effets de jeunessence, ce n’est pas véritablement pour faire renaître de ses cendres l’idéal perdu de la jeunesse que leur génération aurait partagée. Du temps de leurs plus grands succès, après 1974, comparés aux punks à peine sortis de l’adolescence, eux faisaient figure de pop stars adultes, raison pour laquelle, sans aucun doute, ils furent considérés si longtemps comme ringards. Quarante ans plus tard, leur reconquête technologiquement assistée de la jeunesse pourrait avoir quelque chose d’un révisionnisme, car ils n’ont jamais été jeunes en ce sens provocateur des post-adolescents punks, qui, à la lisière du monde adulte, n’avaient rien à perdre à le défier. Mais personne en réalité n’est dupe : les chansons d’ABBA parlent souvent de l’âge, et des altérations irréversibles du temps. Elles ont, dans leur facture pop de la plus haute densité, un sens de la nostalgie parfois déchirant. Comme dans « The Day Before You Came » où Agnetha décrit chacune de ses actions, les plus concrètes, les plus simples, le jour d’avant l’arrivée d’un être aimé dans sa vie, tout ABBA ici joue à remonter le temps pour parler du fait qu’il passe. Au fond, ces hologrammes aux corps jeunes nous parlent du phénomène de l’âge plutôt que de la jeunesse elle-même. Ils désavouent en creux la vieillesse des corps, et se placent, par la magie d’une opération technique et mémorielle, avant le temps de l’âge avancé. Pour faire comme si, avec une naïveté choisie, parce que ce sera peut-être un peu moins réel, mais un peu plus charmant. Comme les petits personnages prisonniers des boules à neige, ces ABBA hologrammatiques ont beau avoir les traits de gens jeunes, ils inspirent le sentiment du temps révolu, voire une certaine morbidité. A la manière de petites antiquités remarquablement conservées, dépoussiérées, mais dont on ne pourra jamais plus faire une promesse d’avenir.

Autant l’assumer : devenue hautement consciente de son histoire, la pop tout entière est bel et bien un héritage, fût-ce celui d’une ancestrale jouvence, documentée par un siècle entier d’enregistrements-archives en extension — à mesure que ressurgissent des continents entiers de son passé. C’est en assumant ce qu’elle a accompli comme histoire, c’est-dire comme passé, qu’elle se réinvente et se réinventera encore sous le signe des premières fois, des épiphanies de l’enfance et de l’adolescence, à chaque génération renouvelées. Parmi la masse de beautés, de gestes, de mouvements, dont elle nous rend héritiers, il y a, nous voulions y insister, toute une histoire de la jeunesse même, comme idéal, comme forme de vie, comme idée. La chance, c’est que cette idée plus toute jeune de la jeunesse n’empêche personne d’être jeune, à chaque instant, n’importe où, de tout temps. La jeunesse pop a beau avoir un âge culturel canonique, quelque chose dans les conditions de production d’une simple chanson déjoue obstinément ce poids patrimonial pour retrouver, à chaque fois, la source, le corps vivant de ceux qui chantent, dansent, écoutent, font l’amour. Tant que l’expressivité pop sera liée à nos corps vivants, aux formes incarnées du temps, elle recommencera de se dire depuis tous les âges, vécus, remémorés, trahis, anticipés, ici et maintenant.

Et voilà l’injonction du soir la plus fraîche. « Je n’ai pas peur de vieillir » chantait G. W. Sok de The Ex dans « Let’s panic later » (1990) 

I'm not afraid of aging 
I’m not afraid to age, end 

Et puis cut, la chanson est terminée. « Vieillir, vieillir / C’est juste vivre » chante Michel Cloup en 2022, dans Backflip au-dessus du chaos (2022)

Comme tant d’autres avant
Comme tant d’autres après

La vie, la pop, peuvent continuer.

PLAYLIST ANCESTRALE JOUVENCE / / /
PLAYLIST ANCESTRALE JOUVENCE / / /
PLAYLIST ANCESTRALE JOUVENCE / / /
PLAYLIST ANCESTRALE JOUVENCE / / /
The Weeknd, "Dawn FM" (2022)
The Byrds, "Everybody has been burned" (1967)
Nati Mistral, "La Profecia" (1994)
Paul McCartney, "When I’m 64" (1967)
Neil Young, "Old Man" (1972)
The Who, "My Generation" (1965)
Simon and Garfunkel, "Leaves That Are Green" (1967)
Brigitte Fontaine, "Prohibition" (2009)
Christine and the Queens, "Combien de temps" (2022)
Michel Cloup, "Vieillir" (2022)
ABBA, "The Day Before You Came" (1981)
NOTES
  1. Cf. Davies, C., Page, B., Driesener, C. et al., “The power of nostalgia: Age and preference for popular music.” Marketing Letters (2022) : « (…) preferences for popular music peak when an individual is around 23.5 years old. It was concluded that preferences for popular music reflect the tastes acquired during the period of late adolescence to early adulthood. That is, people have highest preferences for music from when they are around 23.5 years old, and lower preferences for music that was released before or after this approximate age ». En ligne : https://doi.org/10.1007/s11002-022-09626-7
  2. R. P. Harrison, Notre âge culturel, une philosophie de l’histoire, trad. Florence Naugrette (Paris : Le Pommier, 2015), avant-propos.
  3. Ibid.
  4. Sheila Whiteley, Too Much Too Young: Popular Music, Age and Gender (Routledge, 2005),  65 et suivantes.
  5. Whiteley analyse l’exploitation à la fois exoticiste et quasi pornograhique de l’image de l’anglo-birmane Annabella Lwin alors âgée de 14 ans dans le groupe Bow Wow Wow managé au début des années 80 par Malcolm McLaren — ce même McLaren qui « inventa » les Sex Pistols quelques années plus tôt. Op. cit., p. 51. 
  6. Voir l’entretien avec Pierre Bourdieu, « Les jeunes et le premier emploi », Paris, Association des Âges, 1978, 520-530, réédité dans P. Bourdieu, Questions de sociologie (Paris : Minuit, 1980) 143-154, cité ici : https://www.persee.fr/doc/agora_1268-5666_2001_num_26_1_1924 : « c’est par un abus de langage formidable qu’on peut subsumer sous le même concept des univers sociaux qui n’ont pratiquement rien de commun. Parce que la culture adolescente ne constitue jamais le tout de la culture des adolescents, leurs pratiques et leurs préférences échappent, au moins partiellement, aux modèles qu’elle propose, de sorte qu’elles dépendent au moins autant de la ‘sous-culture’ de classe à laquelle elles participent ».

Agnès Gayraud est née à Tarbes en 1979. Sous le nom de La Féline, elle est l'auteure et la compositrice de plusieurs disques de pop parus depuis 2014 chez Kwaidan Records, notamment les albums Adieu l'enfanceTriomphe, et Vie Future, ainsi que d'autres contributions sous le nom de GRIVE. Elle a publié en 2018 un ouvrage de philosophie esthétique, Dialectique de la pop (La Découverte), récemment traduit, (Dialectic of Pop, Urbanomic, 2019), traitant des changements expressifs induits par l'avènement des musiques populaires enregistrées depuis le début du XXeme siècle. Elle est actuellement professeure d'enseignement artistique et de théorie à l'Ecole Nationale des Beaux-Arts de Lyon.