Danser, s’épuiser, résister : club techno et fatigue souveraine

Florian Gaité

01/03/2023

Toute danse est l’écriture d’une perte, la mise en œuvre d’une dépense vitale aussi pure qu’insensée. Elle est généralement dispendieuse et futile, donc foncièrement dispensable, elle est une négativité sans emploi. Nous dansons parce que nous avons justement le luxe de pouvoir gaspiller nos énergies en excès, parce que nous avons, comme le dit Paul Valéry, « trop de puissances pour [nos] besoins. »1 Le club techno et les pratiques corporelles qui s’y jouent en offrent sans doute une des illustrations les plus criantes. Si les premières heures de fête sont le plus souvent consacrées au divertissement, et assurent en ce sens une fonction économique dans la gestion de nos énergies, il se présente toujours un seuil, au bout de la nuit, au-delà duquel le sens de la fête change et où s’épuiser ne produit plus rien. Les corps atteignent alors un état de fatigue extrême qui les transforme en bons à rien, une vacuité physique qui est aussi une désertion pratique. Ils se rendent littéralement improductifs et dysfonctionnels. Le présent texte pose néanmoins l’idée que cette improductivité n’est pas aussi vaine qu’elle pourrait le paraître au premier abord, que cette gratuité apparente est aussi l’instrument d’une dissidence, quand bien même celle-ci ne serait pas consciente. On peut en effet voir dans cet épuisement désiré pour lui-même un moyen de déjouer les formatages imposés à nos corps dans nos sociétés productivistes, de se rendre (à son corps défendant) aussi peu fonctionnel que non-performant. La perte insignifiante de l’énergie corporelle, sans espoir de récupération instrumentale, prend ainsi un tour plus politique, en se présentant comme une pratique de soi potentiellement émancipatrice. Sans jamais céder à la tentation de faire du dancefloor un lieu de lutte active, volontaire et consciente, nous voyons donc dans les danses épuisantes qui s’y produisent une manière de résister aux normes du monde capitaliste, même si elles semblent paradoxalement placées entre latence et inefficacité.

Cette position ne va pas pourtant de soi. L’aspect récréatif du club et le caractère jouissif de la danse techno empêchent a priori de les penser comme des moyens de s’opposer au pouvoir, du moins tel qu’on comprend habituellement ce dernier terme. Il faut donc commencer par le redéfinir en convoquant Michel Foucault, qui ne considère plus tellement le pouvoir comme une puissance coercitive, un extérieur contre lequel lutter dans un face-à-face, mais comme un nœud de forces internes à la subjectivité, aux effets normatifs. Dans sa conférence de 1974, « La naissance de la médecine sociale », puis dans Surveiller et punir, publié l’année suivante, Foucault montre en effet que depuis la modernité, le pouvoir ne se comprend plus tellement en termes d’obéissance et de commandement, mais comme un rapport de forces incorporé, proprement disciplinaire, qu’il qualifie de « biopolitique ». Par ce néologisme, le philosophe décrit la façon par laquelle le pouvoir s’immisce dans l’économie vitale des sujets sur lesquels il s’exerce, à même leurs corps, dans leurs pratiques, leurs gestes, leurs attitudes et leurs actions. Les subjectivités politiques sont dès lors le fruit d’une multiplicité de pouvoirs qui traversent les corps, qui se renversent et s’échangent en eux, au sein de relations modulables dont on ne peut jamais totalement s’émanciper. Dans un même temps, précise-t-il, là « où il y a pouvoir, il y a résistance. »2 Autrement dit, l’aliénation du corps est aussi la condition d’un potentiel d’opposition autonome. La non-extériorité du pouvoir, son incorporation, signifie en effet qu’on peut déjà agir sur ce qui nous gouverne par le biais de simples pratiques du corps, même lorsqu’elles sont effectuées inconsciemment. Il devient donc envisageable que la danse techno, en tant que pratique indisciplinée du corps, possède à ce titre les moyens de déjouer la gouvernementalité qui ordinairement le discipline, c’est-à-dire le sculpte, le régule et le contraint. Dès lors, faire la fête, y perdre la forme, n’est plus seulement un moyen de fuir une norme coercitive mais l’occasion de donner à son corps une nouvelle organisation, et donc une autre gouvernementalité. On s’épuise à danser en club pour échapper à l’emprise du pouvoir, pour déplacer ou transformer les conditions de son exercice, on y libère bien plus que les tensions de la semaine.

Le club techno, entre hétérotopie et lieu de pouvoir

Le club techno ne répond pas à la même définition que la discothèque ou la boîte de nuit. Scène underground et lieu d’expression d’une culture minoritaire3 , le club est originellement contestataire et porte donc en soi un potentiel de résistance. La fatigue qu’on y éprouve n’est pas la même que celle qu’on expérimente dans les industries de loisirs, où elle est perçue comme la conséquence nécessaire, bien que délétère, d’une recherche de plaisir qui en constitue la véritable finalité. Dans le club techno, la fatigue apparaît au contraire comme désirable en soi : on ne s’y épuise pas par défaut mais parce qu’on le veut. En cela, il relève bien d’une « hétérotopie »4 , de ce que Foucault désigne comme un territoire clos, distinct de l’espace-temps commun où se redessinent les rapports de forces, les règles et les hiérarchies de la vie sociale, au même titre que le théâtre, le lit des parents, la cabane dans le jardin ou le village de vacances naturiste. Il représente un lieu d’asile pour des formes de vie marginales, particulièrement licencieux en termes de consommation de psychotropes, de comportements sexuels ou d’expression des genres. Pour autant, le club ne saurait être pris pour un havre de liberté qui échapperait miraculeusement à la logique du pouvoir et de la gouvernementalité. On oublie souvent de souligner que l’hétérotopie n’a pas dans les textes de Foucault qu’une connotation positive, qu’elle n’est pas toujours synonyme de permissivité et que l’asile psychiatrique, la caserne, la prison, le navire en sont tout autant. L’hétérotopie n’est donc pas un extérieur absolu à la vie ordinaire, mais plutôt un espace dans lequel se révèle, au moins en creux, l’organisation du monde commun. Le club est en ce sens un lieu extrêmement normatif, sécurisé, avec ses rites de passage, ses points d’entrée et de sortie, ses sens de circulation, ses espaces interdits, ses tenues autorisées et ses dispositifs de surveillance, de plus en plus tentaculaires et oppressants. Quand il ne s’agit pas de lieux autogérés ou associatifs, il est bien souvent un lieu marchand, rendu à une logique de clientélisme et de rentabilité, qui organise la dépense des corps autant que celle de l’argent5 . À l’articulation de l’autoritaire et du libertaire, le club apparaît comme un lieu ambigu, où l’exercice de la liberté est plus nuancé qu’on ne pourrait le supposer hâtivement.

C’est pourtant sur cette ambiguïté que se fonde la possibilité d’envisager un renversement émancipateur : nous travaillons l’hypothèse que le club techno, sans pour autant cesser de participer à la discipline des corps, offre également la possibilité de jouer librement avec ce qui nous domine et nous gouverne. Il se présente comme un dispositif social, culturel et esthétique dans lequel se joue, ou bien plutôt se rejoue, se simule, la scène du pouvoir. « Jeu » s’entend ici au sens de la représentation théâtrale. D’une manière plus ou moins consciente, le clubber ou la clubbeuse se place sur le dancefloor, face au DJ, de la même manière qu’un sujet politique se performe dans l’espace public face à une figure d’autorité. La communauté dansante forme en l’occurrence une masse d’individus assujettis au pouvoir de la musique, qui revendiquent leur servitude, fiers d’en être les esclaves, soumis à la volonté du DJ et condamnés à danser jusqu’au bout de la nuit. Une micro-société des corps aliénés, disciplinés et assujettis. La « scène du pouvoir » s’incarne, elle, dans une dramaturgie de l’autorité, définie dans le club par trois éléments. Le premier tient à la musique qui commande les mouvements avec autorité : le « kick » (ou « pied ») martèle les pas et percute les corps comme un coup de semonce aux allures martiales, les lignes de basse les synchronisent, les ritournelles aux accents péremptoires, parfois solennels, leur imposent leur rythme, tandis que les sonorités stridentes ou les résonances intestinales peuvent être vécues comme des frappes, des coups, des tirs, des jets d’acide. Tout se passe comme si les corps domestiqués de la société moderne venaient s’exposer à des micro-agressions disciplinaires, et expérimenter autrement, sous une forme de jouissance, ce qui ailleurs les opprime ou les agresse. Comme s’ils venaient en découdre avec l’intensité, la vitesse, la saturation, la répétition ou la réverbération qui au quotidien pompent leur énergie. Le deuxième trait caractéristique tient à la figure du DJ et au mur de son vers lesquels les danseuses et les danseurs se dirigent spontanément en club, qui en représente un avatar totémique. Le troisième élément concerne enfin l’architecture disciplinaire dans laquelle les clubs techno prennent le plus souvent place : l’ancien bâtiment industriel ou administratif, le tunnel, le sous-sol, le hangar, la cave, le bunker, le dépôt de métro, l’entrepôt… soit des architectures qui induisent de fait une discipline aux corps qui l’habitent, canalisés, contrôlés, dirigés et mis sous pression. La danse techno apparaît dès lors comme la réponse stylisée, dramatisée, par laquelle un sujet peut reproduire un petit théâtre du pouvoir, qui apparaît comme un équivalent ou un simulacre du pouvoir effectif. En lui opposant une fatigue qui n’est plus l’objet d’une souffrance, vécue comme subie, mais une fatigue rieuse, joueuse mais encore désirée, le clubber dispose des moyens d’agir sur cette relation de pouvoir et d’en désamorcer les effets aliénants. Le renversement d’une situation de discipline en jeu récréatif et esthétique permet de se réapproprier les processus de contrôle qui s’y actualisent, de convertir une oppression vécue en domination choisie.

Rex Club, Paris ©Romain Guédé, courtesy de l'artiste

Rex Club, Paris ©Romain Guédé, courtesy de l'artiste

Fatigue souveraine versus maîtrise de la dépense

Les conditions dramaturgiques de la résistance au pouvoir n’en garantissent néanmoins pas la mise en œuvre. Rien en effet n’autorise encore à penser qu’une danse qui vise l’épuisement puisse être de facto le moyen d’une puissance, ou qu’un corps impotent se mue si facilement en foyer de résistance. Pour comprendre à quelles conditions cette bascule peut s’opérer, on peut se reporter à la distinction opérée par Derrida6 entre deux façons de prendre le pouvoir – la « maîtrise » chez Hegel et la « souveraineté » chez Bataille – qui sont aussi deux manières de se tenir face à sa mort et de donner (ou non) sens à sa vie. Chez Hegel, le maître gagne ainsi son statut en prenant le risque de mourir mais il vise toujours, au final, son maintien, sa sécurité, sa propre conservation, en sorte qu’il est toujours soumis à la nécessité de préserver et de rendre signifiante son existence. C’est là sa condition servile, la raison pour laquelle le maître est toujours dialectisé avec l’esclave : assujetti à sa condition d’être raisonnable et mortel, il doit toujours pouvoir justifier et calculer les risques de mort qu’il prend. La maîtrise se place donc du côté de la vie et de la raison, ce sont elles qui rusent et instrumentalisent le maître. La souveraineté chez Bataille est radicalement autre. Elle désigne plutôt la situation d’un sujet qui vit en pure perte, indifférent à la mort, un sujet qui lui fait face purement et simplement, sans finalité, sans signification, sans contrepartie, sans sauvetage, sans réserve, c’est-à-dire sans possibilité de relève dialectique. Est souverain celui qui se sacrifie dans la pure jouissance, sans inquiétude, celui qui ne justifie pas son acte par un discours rationnel mais par un rire insensé. Se moquer de sa propre mort, faire éclater le sens de la vie, est en effet pour Bataille la marque suprême de la souveraineté.

Sur le fondement de cette distinction, on peut alors différencier un épuisement maître de sa dépense, banalisé dans la vie ordinaire, d’un épuisement souverain qui dilapide gratuitement son énergie, ici en club, dans la danse techno. Le premier est le propre d’un corps idéalement docile, utile, productif, rationnalisé et objet de calculs, soit le corps tel qu’il est appréhendé dans les sociétés néolibérales, propres au capitalisme tardif. Sa fatigue est maîtrisée et ses dépenses sont l’objet d’un contrôle. Le calcul du temps de sommeil, la gestion des nuits blanches en temps de crise, les appareils qui organisent les endormissements, la temporalisation des durées de travail, la mise en cycle des relations sociales, la programmation des temps de pause : tous ces dispositifs participent d’une forme de souci de soi qui ne se différencie pas au fond d’une discipline. La maîtrise de nos rythmes biologiques est l’expression la plus désespérante de notre servilité à ceux de la société dans laquelle nous nous inscrivons. La dépense d’énergie y est toujours calcul, elle a un prix, une mesure, une valeur. Dans un système où le productivisme est aussi totalisant, l’économie de nos dépenses vitales nous met toujours en situation de créance, nous contractons des dettes, nous monnayons nos forces propres, et toute dépense inutile est perçue comme coupable. On condamne ainsi l’ennui, l’immobilité, l’oisiveté, la paresse au profit de la performance, du dépassement de soi et de l’efficacité, qui sont autant de masques trompeurs de la maîtrise. Ici on milite pour la rentabilité et le plein emploi. L’économie de nos épuisements, de nos énergies nerveuses, de nos ressources naturelles, ce que Nietzsche nommait en son temps la « grande fatigue » et que la psychopathologie désigne aujourd’hui comme burn out, donnent à la vie moderne sa physiologie.

À cette fatigue maîtrisée, rationalisée et normée, on peut opposer l’épuisement souverain du danseur techno, qui se fatigue pour rien, qui n’a de comptes à rendre à personne, qui se dépense en échappant à tout calcul. Souverain, il danse pour la danse, c’est-à-dire pour rien, sans discours, ni justification. Bataille dit que l’acte souverain par excellence c’est même de faire silence, de faire taire le sens pour seulement donner à entendre son rire. Il est à ce titre intéressant de signaler ici que c’est précisément cette opération qui a permis à trois DJ pionniers de Détroit (Juan Atkins, Derrick May, Kevin Saunderson) d’inventer la musique techno : couper les voix de la house, les silencier, produire une musique instrumentale, sans signification, ni narration. Music is the message. Rien d’autre. Lorsqu’elle mène à un épuisement souverain, la danse techno ne conduit pas à célébrer la vie positivement mais plutôt à simuler un rire face à la mort7 . La dépense effrénée, celle d’un corps qui ne s’économise pas, est un symptôme ordalique8 . La danse devient un comportement à risque qui rompt avec le confort de sa propre conservation. Menacé de mort, proche ou feignant de l’être, le corps épuisé renoue d’autant plus avec l’intensité de la vie qu’il est sur le point de la perdre. La prise de drogues, l’exposition prolongée au volume élevée des basses, la danse poussée au-delà de ses forces sont autant de moyens de jouer avec sa pulsion de mort, de s’exposer en toute conscience au risque de sa propre destruction et de jouir de cet état. Dans l’idéal, on revient de soirée « mort de fatigue », « crevé » et « à bout », réconcilié avec le mortifère en nous.

Brian Welsh, <em>Beats</em> (film, 2019). DR.

Brian Welsh, Beats (film, 2019). DR.

Danser dans les chaînes

Énoncé en ces termes, on peine encore à comprendre à quel titre la danse techno et sa fatigue peuvent se constituer en forme de lutte. Comment en effet dépasser l’opposition entre récréation et révolution ? Entre destruction festive et transformation sociale ? Entre jouissance individuelle et résistance collective ?  La réponse tient une fois de plus dans les redéfinitions de Foucault, pour qui la résistance ne s’entend plus tellement au sens d’un combat collectif mais d’un ou de plusieurs acte(s) individuel(s), c’est-à-dire comme une pratique de soi. Elle est le corrélat du pouvoir défini comme un rapport de forces internes, c’est-à-dire comme une incorporation, une somme d’habitudes et d’automatismes, par laquelle on s’approprie la maîtrise de la plasticité des individus. Le pouvoir en effet sculpte littéralement nos corps. Est donc résistant dans le champ biopolitique celui qui fait preuve d’une attitude indisciplinée, d’une pratique de soi qui met en échec les formes du corps gouverné, désormais pris en étau entre anesthésie et hyperactivité, sidération et nervosité dans les sociétés néolibérales. Le corps indiscipliné est un moyen de lutter contre le fait que tout ou presque nous incite aujourd’hui à la dépense d’énergie, que tout ou presque nous soumet au choc, au coup, à la pression. C’est ce corps-là auquel le club vient offrir non seulement un lieu de décharge mais encore un espace de contestation. Le propre du corps qui s’épuise à danser dans un club techno est donc de doubler sa souveraineté d’une indiscipline, d’une déconstruction radicale mais joueuse, jouissive (« rieuse » dirait Bataille), de ce qui en nous, dans nos habitudes, au creux de nos corps, nous normalise.

Nietzsche a une très belle formule pour désigner cette manière de résister. Il dit qu’il faut « apprendre à danser dans les chaînes »9 , c’est-à-dire trouver les moyens de s’exprimer malgré la lourdeur de nos entraves. En ce sens, toute dépense excessive dans un club sur de la musique techno est une façon d’apprendre à danser souverainement dans les chaînes de nos corps ordinaires. La danse techno, en tant qu’elle n’est pas codifiée, fait partie de ces danses libres que l’on pratique pour jouir de nos mouvements, pour les choisir, pour s’exprimer individuellement, en-dehors des schémas normatifs. Cela n’empêche pourtant pas qu’on puisse y déceler l’effet de nos aliénations. Sa chorégraphie est marquée par le jeu de la scène avec le pouvoir : on y mime la contrainte (l’automatisme, la marche militaire, la prière, le combat avec les poings serrés), on y simule une libération (les mains en l’air, le torse mis en avant, l’autoérotisme), on accompagne les montées et les suspensions du rythme, on le ponctue d’un kick du pied, de la main, comme si au fond on dictait au DJ ce qu’il devait jouer. Comme si on pouvait agir sur lui et espérer, au moins un peu, reprendre la main.

L’émancipation ne vient pourtant, nous le pensons, qu’avec la fatigue poussée jusqu’à l’épuisement, qu’une fois atteint ce seuil au-delà duquel la négativité est proprement sans emploi10 . Plus on avance dans l’épuisement, plus le corps, en lutte contre lui-même, se découvre incapable de répondre à aucune forme d’ordre, de norme ou de discipline. Seul le corps mou, dissymétrique et désarticulé, qui perd sa droiture, sa tenue et sa fonctionnalité, n’est véritablement ni performant, ni productif. Seul ce corps-là échappe à la possibilité du travail, de la consommation, de la vie politique, il devient inutile au capitalisme, irrécupérable, irréductiblement inefficace et dysfonctionnel. Dans ces figures d’échec, il y a donc aussi des loosers admirables, des dépravés sublimes, des bons à rien qui, du fait même de leur inaptitude, incarnent une contestation.

Gisèle Vienne, <em>Crowd</em> (2017) ©Barbara Braun, DR.

Gisèle Vienne, Crowd (2017) ©Barbara Braun, DR.

Lâcher-prise, subjectivité résiduelle et résistance passive

Si résister, c’est faire acte de plasticité, au sens de se donner sa propre forme, de se redonner une souveraineté corporelle, dans quels termes alors penser une sculpture de soi qui s’opère dans la dépense, la fatigue et l’altération de la conscience, c’est-à-dire dans une certaine idée du lâcher-prise ? Comment peut-on à la fois s’abandonner et se donner à soi-même ? Ce paradoxe en recouvre un second, à la racine même du processus de production de subjectivité. Foucault met ainsi en lumière l’ambiguïté radicale du sujet dont l’institution relève tout autant de la servilité (ce que désigne en premier lieu le terme d’« assujettissement ») que de la production de singularité (la « subjection » ou « subjectivation »). Tout sujet est à la fois le produit de procédures disciplinaires qui le contraignent et le fruit de techniques de soi qui tendent à s’en émanciper, tout sujet négocie sans cesse en lui-même entre domination et émancipation11 . En se fondant sur cette dualité, Foucault différencie, sans l’exprimer dans ces termes, une résistance active (une contestation volontaire, explicite, frontale du pouvoir) et une résistance passive (moins consciente, plus réactive), celle, par exemple, qu’opposent les aliénés, les possédés, au contrôle politique ou médical. Foucault pense en effet qu’on peut résister sans le savoir, sans même vraiment le vouloir, du simple fait que l’on se rende inassimilable aux dispositifs de contrôle et de discipline, que l’on devienne littéralement immaitrisable. Les danseurs épuisés des clubs, au même titre que ceux qu’on assigne à être des fous, sont des résistants au sens de « restes » ou de « résidus », de ce qu’il subsiste quand le pouvoir n’a plus la mainmise sur vous, quand quelque chose en vous est incapable de répondre à ses injonctions.

On sait combien Foucault a permis de réhabiliter les figures de marginalité dans le cours de l’histoire, qu’il s’agisse des vaincus, des exclus, des subalternes, des minorés, qui sont moins chez lui des figures de faiblesse que des irréductibles que le pouvoir tente de discréditer. On pourrait ajouter à la liste le clubber épuisé qui n’est littéralement et intentionnellement plus bon à rien, inapte à être normalisé. Il peut être assimilé, en fin de compte, à ce que Foucault nomme un « résidu disciplinaire », tordu, incassable, irréductible. Par sa façon de mettre en échec les processus de codification, par sa manière de se donner de façon souveraine, désordonnée, autonome, par sa façon enfin de ne répondre à quasi aucune utilité sociale, le clubber épuisé incarne cette résistance passive qui, sous les aspects premiers du divertissement, de la jouissance et du récréatif ne sculpte pas moins un corps qui, du fait même de sa souveraineté, « se déprend » de lui-même, et dans cette mesure s’émancipe d’une emprise biopolitique. Sur ce point, la notion d’« expérience-limite » est cruciale : la prise de drogue, d’alcool, l’intensité du volume sonore, la durée d’exposition contribuent ensemble à installer les conditions d’une agression du corps recherchée qui arrache le sujet à lui-même, et qui dans cet arrachement l’émancipe des forces qui ont prise sur lui.

La fatigue souveraine, l’épuisement voulu dans la danse techno, peut donc être perçue comme une technique de soi, une pratique de son corps et une autogestion de son énergie, qui œuvre à la constitution d’une certaine irréductibilité. Il ne s’agit pas de faire du clubber qui s’amuse pour son propre compte une Lucie Aubrac des dancefloors, ni du club l’équivalent d’une barricade, mais de prendre en compte le processus par lequel son corps, ponctuellement ou progressivement, se dé-norme en même temps qu’il se dé-forme, et résiste aux injonctions productivistes. Un corps de moins en moins adapté à la société contemporaine. La fatigue du danseur rompt avec la gouvernementalité à l’œuvre dans les sociétés néolibérales qui visent explicitement la production de corps dociles et utiles. Le corps exténué du clubber est au contraire celui qui se rend proprement improductif, non indispensable ou « non-essentiel ». C’est même là que se trouve sa nécessité politique. Il y a donc bien quelque chose de profondément admirable dans ces corps hagards, mous, désorientés, encore traversés de soubresauts, dans lesquels la fatigue se rajoute à la fatigue, dans ces corps portés par le goût de ne pas en finir sans avoir pour autant les moyens de continuer. Ne serait-ce que dans leur manière d’assumer leur inutilité, leur futilité, leurs visages d’incapables, ne serait-ce que dans leur façon d’assumer d’être dysfonctionnels et déconnectés du réel, d’être sans maîtrise (et par là, souverains). Cette sculpture de soi en négatif, destructrice, n’a rien d’un accident malheureux ou d’un dommage collatéral de nos manières de nous divertir. Bien au contraire, faire la paix avec l’inutilité ou l’improductivité de nos corps épuisés est un but, avoué ou non, de leur dépense souveraine. 

Dans la fatigue poussée, on ne s’oublie pas en tant que corps, au contraire, on sent tout le poids de son organicité. Avec la drogue, on devient attentif à toutes les modifications qu’elle entraine, aux changements de perceptions, à la perte d’équilibre, au sentiment d’être vaseux, cotonneux, flottant, d’avoir des montées, des descentes, des frissons et des suées. L’épuisement nous rend sensibles à des douleurs localisées, au relâchement des muscles, à l’affaiblissement de la colonne vertébrale qui ne supporte plus l’organisme, aux articulations usées par la répétition gestuelle. L’épuisement négocie, en fin de compte, avec la vacuité de l’être. Il dispose au fait de ne plus pouvoir faire, à une forme d’absence à soi en rupture avec l’identité sociale. Il révèle l’être en tant que masse de chair vulnérable qui joue avec ses propres limites. Il y a ici une expérience de la lourdeur de l’existence, une façon de se saisir intensément comme être vivant précisément parce que presque mort. C’est là son potentiel de résistance, sa victoire cachée. La fatigue extrême, éprouvée au terme d’un after interminable, est toujours une rencontre avec un soi gratuit, irréductible et irrécupérable, avec ce qui reste de soi quand on a tout dépensé.

NOTES
  1. Paul Valéry, Philosophie de la danse (Paris : Allia, (1936) 2015), 11.
  2. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. 1, La Volonté de savoir (Paris : Gallimard, (1976) 2010), 125.
  3. La techno est une culture issue de populations dominées : elle émerge à la fin des années 1980 à Détroit à l’initiative de trois jeunes DJ noirs issus de classes populaires (Juan Atkins, Kevin Saunderson et Derrick May), mais aussi des minorités blanches (LGBT, Queer) issues de la house, qui rejoignent le mouvement (ou se l’approprient) la décennie suivante.
  4. Michel Foucault, « Des espaces autres » (1967), Dits et Écrits II (Paris : Gallimard, 2001), 1571-1581 (première parution in Architecture-Mouvement-Continuité, n. 5, octobre 1984, 46-49).
  5. Ce qui le différencie de la free-party.
  6. Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale. Un hégélianisme sans réserve », in L’Écriture et la Différence (Paris : Seuil, 1967).
  7. Ce qui la distingue du simple « divertissement », que Pascal identifie au contraire à une manière de détourner son regard de la mort.
  8. L’ordalisme qualifie une conduite comportant une prise de risque mortel, par laquelle le sujet cherche à se poser en maître de son destin.
  9. Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain (1879), II : « Le voyageur et son ombre », trad. Robert Rovini (Paris : Gallimard, coll. NRF, 1968), §140, 218.
  10. Cette expression reprend la formulation d’un concept « économique » propre à Bataille et associé à la notion de dépense, notamment développé dans Le Coupable (in Œuvres complètes, tome V (Paris : Gallimard, 1973), 369-371).
  11. Ce n’est peut-être qu’une remarque anecdotique mais si l’on observe quelques-unes des tenues les plus récurrentes dans la culture techno, elles désignent souvent des figures de dominés, d’obéissants, de subalternes ou de représentants de l’ordre qui sont sublimées, retournées, réappropriées : le chien/la chienne, l’ouvrier, le militaire, le marin…

Professeur de philosophie et de théorie de l’art à l’Ecole Supérieure d’Art d’Aix-en-Provence, Florian Gaité est chercheur associé à l’Institut ACTE (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Membre de l’Association Internationale des Critiques d’Art, lauréat du Prix AICA-France 2019, Florian Gaité a travaillé pour la presse écrite (ArtpressThe Art Newspaper, L’Art même) et la radio (« La Dispute » sur France Culture) dans le champ des arts visuels, de la performance et de la danse. Il est également commissaire d’exposition indépendant et membre de la commission « Soutien à la recherche et à la théorie critique » du CNAP. Il publie le recueil Tout à danser s’épuise en 2021 (ed. Sombres torrents), dont il écrit actuellement la suite, et prépare un essai sur la pensée de Catherine Malabou.